Farha w Marha, Paris, 2021

Ma mère, elle, travaille encore. Après la fermeture de la galerie de Waddah Fares, de riches Irakiens très liés au Liban l’ont embauchée pour être leur secrétaire privée. Elle gère l’intendance des maisons, les voyages et les problèmes du quotidien. De son travail, elle m’a interdit de parler ou, je cite, « je te tire une balle dans le crâne, Sabyl ». À croire que c’est une tradition familiale, de tirer des balles dans la tête des gens.

Le week-end, elle va au marché. Tout le monde la connaît (enfin, c’est ce qu’elle croit), elle tutoie chaque vendeur ou vendeuse qui se vexe de ne pas être vouvoyé mais ma mère ne s’en rend pas compte. Elle n’a pas le temps pour ces choses-là. Même s’ils sont bretons, elle leur parle en arabe, et s’ils ne comprennent pas, ça l’agace mais elle oublie très vite d’avoir été agacée. Ce qui lui importe, c’est d’acheter des fruits et des légumes pour elle et le reste de sa famille. Elle s’y rend avec une liste qu’elle finit par ne jamais respecter. S’il m’arrive de l’accompagner, elle me demande de la photographier devant des caisses de tomates, de melons, de pastèques. Souvent elle se trouve laide sur les photos et elle me dit : « Tu ne prends pas de belles photos de moi car tu ne m’aimes pas ! » Si miraculeusement elle les apprécie, elle les envoie sur le groupe WhatsApp familial Liban et elle ajoute : « Bonjour ! La vie est belle ! Paris s’éveille ! »

Une grande partie de son temps libre, elle le passe avec l’une de ses cousines, Nawal, qui est venue s’installer à Paris après la fin de la guerre. Quand je les rejoins et que je les observe marcher côte à côte dans Paris, c’est un spectacle formidable. Elles portent le même manteau, les mêmes baskets et les mêmes lunettes de soleil (elles achètent tout en double). Elles sont petites et font pratiquement la même taille. En arabe, on dirait Farha w Marha. Dupont et Dupond. Ou deux chats, deux gros chats siamois.

 

Depuis des années, elles répètent le même programme. Elles se retrouvent chez ma mère où elles grignotent un peu tout ce qu’elles trouvent dans la cuisine, du labneh, des noix de cajou et des pistaches, des olives, du saumon fumé et deux ou trois tranches de kafta accompagnées d’un peu de jambon, de mortadelle, de feta ou de mozzarella. Elle se rassurent de tant manger en se répétant qu’elles prennent des forces pour sortir marcher.

Elles traversent ensuite Paris, chaque fois vers une destination différente. Sur leur chemin retour, elles entrent dans des boutiques et achètent des vêtements pour la famille. Elles connaissent par cœur les tailles de chacun d’entre nous, des chaussettes à la veste. Elles font aussi des courses pour leurs amies et les enfants de leurs amies. D’une boutique à l’autre, elles mangent, elles mangent beaucoup. Quand il fait chaud, plutôt des glaces. Quand il fait froid, plutôt des glaces. Elles s’insultent de manger autant de glaces. Après avoir déposé leurs sacs de courses, elles finissent par se rendre au cinéma.

Ce sont elles qui m’ont transmis la passion du cinéma. Petit, elles m’ont emmené regarder tous les genres de films. Je n’en ai pas un souvenir exact mais je crois qu’au moins une fois par semaine, je m’y rendais avec elles. Elles n’en rataient et n’en ratent aucun sauf les blockbusters (et les films israéliens pour Nawal, boycott oblige). Elles adorent les films de Woody Allen et aussi d’Agnès Jaoui, particulièrement ma mère, car Jean-Pierre Bacri lui rappelle mon père avec son caractère de chien. Almodóvar reste leur bien-aimé. Enfant, je pensais à la vue des affiches du réalisateur espagnol que ma mère et Nawal étaient tout droit sorties d’un de ses films. Elles s’habillent, se coiffent et se maquillent de la même façon que ses actrices. Elles hurlent et gossipent tout autant. J’imaginais Almodóvar s’inspirer d’elles pour les écrire. Je pensais même que le talon sur l’affiche du film Talons aiguilles appartenait à Nawal.

Mon père, lui, ne se rend plus au cinéma car il s’endort au bout de dix minutes et se met à ronfler. Le dernier film devant lequel il n’a pas fermé les yeux, c’était un documentaire sur les Spice Girls, j’étais très jeune et il m’avait accompagné le voir. Au milieu du film, j’avais eu la nausée et nous avions dû quitter la salle. Je crois qu’il m’en veut jusqu’à aujourd’hui d’avoir interrompu sa séance.

Dans la vraie vie (pas mon roman, même si mon roman est la vraie vie), ma mère a un frère à Paris. Nawal aussi. Elles ont même beaucoup d’autres frères et sœurs (mon père aussi) mais qui n’ont pas trouvé leur place dans cette histoire, ce qui me vaudra probablement des remontrances de ma mère qui me reprochera de n’avoir pas parlé d’Untel ou Untel, « c’est ta famille » me dira-t-elle et elle ajoutera « comment oses-tu les supprimer ainsi de ton histoire ? »

Nawal et ma mère cuisinent ensemble le dimanche pour les absents de mon livre. Elles remplissent des tupperwares et sillonnent Paris en voiture afin de leur distribuer le sacro-saint dîner du dimanche soir. Cette tradition a remplacé les repas que ma mère préparait chez elle après la fin de la guerre où tout le monde se rassemblait. Depuis quelques années, elle ne peut plus les organiser car peu de personnes se voient encore. Les histoires de famille ont détruit la seule utopie à laquelle ma mère croyait : la famille. « Il n’y a rien de plus important que la famille, Sabyl, me répète-elle, et tu sais, les gens comme nous, les exilés, les étrangers, il ne nous reste que la famille pour nous protéger, nous retrouver, nous réfugier. C’est notre safe place. Sans ça, nous ne sommes plus rien. Ici, nous ne connaissons personne, nous n’avons aucun passe-droit, ne l’oublie jamais. »

Il reste des traces de ces déjeuners et dîners dans les albums de famille de ma mère. Les images sont superbes, pleines de joie, de nourriture et d’alcool. En arrière-plan des photos, les toiles que ma mère et mon père avaient achetées dans la galerie de Waddah ou que Shafic offrait à mon père, ces toiles qui aujourd’hui font rêver des collectionneurs d’art français ou des pays du Golfe, habillaient parfaitement cet appartement modeste.

Il y a aussi des vidéos dont l’une me touche particulièrement, celle où l’on fête l’anniversaire de mes trois ans. Je ne sais jamais si c’est la chanson de Fairouz en bande sonore qui me donne les larmes aux yeux, la nostalgie d’une enfance perdue ou de voir mes parents si jeunes et si beaux. Tout d’ailleurs indique dans ces images que nous sommes au Liban : la (les) langue(s) parlée(s), les visages, les attitudes, les plats sur la table, la musique, les sujets de conversation, sauf, dans le dernier plan, lorsque la caméra se tourne vers la fenêtre et que la tour Eiffel apparaît au loin, à moitié floue.